Cela faisait quelques années que j’accumulais ersatz de techniques et bribes d’outils comme le plan de travail, la coopération dans la classe, un peu de travail libre par-ci par-là etc. De mon point de vue, trop d’énergie avait été consacrée à un travail sur les outils alors que le problème de fond n’était pas réglé : comment partir des enfants pour faire germer les savoirs.
Au fur et à mesure que l’on creusait les techniques Freinet avec les deux classes coopératives, il m’a semblé que même si je n’assurais qu’une heure quinzaine d’éducation aux médias et à l’information (EMI) pour les 6e, il était temps de cesser de tourner autour du pot et de prendre de front ce que je pense être le nœud de l’affaire en pédagogie Freinet : accueillir le vécu et les intérêts des élèves et travailler avec. C’est assez « naturellement » donc que je me suis lancé dans l’exploration de l’entretien (ou « quoi de neuf ? ») avec pour démarche d’exploitation la recherche documentaire.
Deux objectifs sont poursuivis :
– les connaissances (liées aux individus) et les savoirs (liés à la communauté : savoir « du patrimoine de la classe », puis « académique », via des apports directs de l’adulte à posteriori si nécessaire).
– la construction (métacognition plus ou moins tâtonnée suivant les contraintes extérieures) d’un savoir-faire qui mène à l’autonomie individuelle dans la recherche documentaire
La démarche pour accéder à cette autonomie passe par le collectif : on apprend ensemble à faire une recherche, la même pour toute la classe, puis le travail se fait par groupes plus restreints (plusieurs sujets) pour aboutir dans l’idéal à l’autonomie individuelle (chacun son sujet).
Cet article vise donc à proposer un premier retour sur cette expérience qui n’en est qu’à sa deuxième année mais qui me semble déjà dévoiler quelques pistes intéressantes. À ce stade, il est évident que nous n’en sommes qu’à la phase expérimentation, bien que je ne pense pas avoir inventé grand-chose et il y a encore à critiquer largement. Ceci étant dit, certain.e.s y trouveront je l’espère quelques observations qui pourront être utiles aux pratiques en classe.
Dispositif et objectifs de l’entretien
Définition
L’entretien ou « quoi de neuf ? » est une technique permettant l’accueil de la parole des enfants dans un cadre explicité et rigoureux. Si ceux-ci pourront s’exprimer sur tout un tas de sujets de leur choix, cela se fera dans des conditions établies en amont :
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temps de parole de 2 minutes maximum
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temps de 2 minutes attribué aux éventuelles questions et remarques de la classe
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la parole est distribuée par celui ou celle qui passe devant le groupe
L’idée est donc de transférer les réussites avec le texte libre dans le domaine de l’EMI. Là encore, ce sont les travaux issus des ateliers « démarrer » des congrès de l’ICEM animés par les groupes du Nord et du Pas-de-Calais qui ont permis de franchir le pas.
Comme pour le texte libre, le parti pris est d’éviter de se reposer sur la spontanéité uniquement. Ce cadre est donc posé puis explicité au maximum ainsi que ce qui peut y être dit tout en faisant intervenir le groupe dès les premiers instants. Je présente donc l’entretien à ce moment comme un temps où chacun pourra parler de quelque chose qu’il ou elle :
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a fait (une activité, un sport, une sortie, un voyage etc.)
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a vu (un lieu, un objet, un événement, un film etc.)
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a lu (un livre, un journal, un site etc.)
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a entendu (aux infos, à la télé, à la radio, dans la rue etc.)
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ou alors présenter quelqu’un que l’on connaît ou un objet que l’on possède.
Il s’agit dans un premier temps de clarifier les attendus et de proposer des pistes pour limiter l’angoisse que pourrait procurer la consigne « vous pouvez parler de ce que vous voulez, allez on y va ».
Mise en route
Les idées fusent rarement dès la première seconde, il s’avère donc opportun de multiplier les exemples et répéter cette liste permet de relancer le groupe jusqu’à ce qu’arrive la première prise de parole. Lorsque le ou la première parle, on peut aussi s’en saisir pour délier les langues : « une telle est partie en vacances à tel endroit et veut nous en parler, et toi, tu es allé.e quelque part récemment ? » ou « et toi, est-ce que tu pratiques aussi un sport ? » etc. On finit ainsi par partager les différentes idées et utiliser le groupe pour rassurer tout le monde et étendre la liste des thèmes possibles.
Ceci dit, il me semble important de s’assurer que les sujets ne soient pas non plus trop proches afin d’éviter qu’une fausse représentation de l’entretien ne s’installe. Il ne s’agit pas de parler que des vacances, ou que de personnes connues, que de jeux etc. Certaines propositions seront donc parfois écartées avec tact dans un premier temps. C’est une contrainte que je me donne en partie à cause du faible volume horaire qui réduit les possibilités d’un tâtonnement long.
Durant le temps de présentation, aucune prise de parole des autres n’est admise et il est demandé de développer une écoute « active » qui permettra de se projeter dans le temps des questions, lesquelles devront bien émerger en lien avec ce qui a été raconté. Cela n’est à mon avis pas une précision à négliger : un tel qui évoquera sa pratique sportive du foot pourrait se retrouver, sans cette sécurité, avec des questions sur le nombre de coupes gagnées par le PSG .
Or, dans ce premier temps, l’intentionnalité et la charge affective de ce qui est apporté par l’enfant doit garder une place centrale. Ce n’est qu’au fil des questionnements de la classe qu’émergeront éventuellement des thèmes plus identifiables voire des problématiques.
Points de vigilance
Il me semble donc que la difficulté prend ici la forme d’un exercice d’équilibrisme qui nécessite d’articuler plusieurs éléments qui pourraient être à priori perçus comme contradictoires :
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Permettre la reconnaissance de ce que l’enfant veut raconter/présenter etc. et qui dit quelque chose de lui-même, de ce qui l’anime en tant qu’individu et qu’il juge digne d’être présenté à la classe.
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Conserver ce cadre tout en prévenant la mise en place d’une tribune qui n’aurait pour seule fonction que de se distinguer auprès des autres en utilisant ses pratiques et un langage technique non-explicité pour ne s’adresser qu’aux élèves qui les partagent. Le cas typique est celui des jeux vidéos où on tombe vite dans un dialogue incompréhensible d’initié.e.s qui s’enferme parfois dans une comptabilité des points gagnés par chacun.e.s (on pourrait sans doute envisager, dans un autre cadre, une exploitation mathématique par exemple).
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Repérer et faire émerger par le questionnement des thèmes ou problématiques sous-jacentes qui semblent faire écho à ce qui anime l’enfant.
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Lancer des perches pour mettre en lumière des thèmes ou problématiques qui semblent pertinentes à l’adulte. Il s’agira là de tenter de développer ce qu’en pédagogie Freinet on appelle la dévolution et donc de laisser émerger formes de motivation aussi autodéterminées que possible pour d’éventuelles exploitations par la suite.
Je ne m’attarde pas sur toutes les compétences qu’un tel exercice peut permettre de développer, chacun.e saura y repérer en quoi on pourra, petit à petit, travailler la communication orale dans toute sa complexité.
Quelques remarques sur le temps des questions
Comme pour le texte libre, il s’agit dans un premier temps pour moi d’intervenir assez régulièrement pour montrer ce que j’attends de la phase de questions/remarques. Au besoin, je synthétise à la fin ce qui peut me sembler intéressant du point de vue du fond ou de la méthodologie.
Intervenir fréquemment permet donc de placer le curseur à un certain niveau mais également de favoriser le mimétisme pour cadrer le questionnement. (cf : « part du maître »)
Assez rapidement, on observe également des récurrences dans le type de questions qui vont être posées par la classe. Ces méthodologies construites au fil de l’eau deviendront petit à petit des méthodologies plus explicites et donc des attendus pour les présentations futures. :
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Les questions relatives aux affects : « c’était bien ? » « Tu as aimé ? » « Tu étais content ? » Etc.
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Un mimétisme par rapport à mes questions.
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Un mimétisme par rapport aux autres enfants
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Des demandes de précisions factuelles qui nous conduisent parfois aux questions qui ?/quoi ?/quand ?/où ?/comment ?/pourquoi ?/conséquences?/sources ? :
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« avec qui tu étais ? »
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« Combien de temps es-tu parti ? »,
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« c’était quand ? » ,
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« combien de temps de trajet? »
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etc.)
Remarque: Étant donné le peu de temps imparti aux questions peut apparaître l’idée que certains renseignements (qui ?/quoi ?/quand ?/où ? …) devraient être inclus dans la nouvelle présentée : ça laisse plus de temps pour des questions « plus importantes », plus personnelles (le vécu de l’événement, le ressenti émotionnel, le point de vue personnel,…)
Très lentement, l’entretien « s’autorégule » ainsi coopérativement (et intrinsèquement) sur sa forme, mais aussi sur le fond en allant au-delà du simple fait divers.
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Pour certain.e.s et avec plus ou moins d’à-propos : transfert de ses propres centres d’intérêt sur le sujet d’un.e autre après qu’on soit passé.e soi-même à l’entretien.
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Ex 1 : J’ai parlé d’un parc d’attraction, la camarade évoque son voyage au Maroc, donc question : « es-tu allée au parc d’attraction au Maroc ? »
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Ex 2 : J’ai raconté mes vacances dans un hôtel et les toilettes étaient très propres. La camarade parle de son voyage au Mali, question : « comment étaient les toilettes ? ».
Deux exemples plus prometteurs :
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Ex 3 : J’ai parlé de ce que j’ai observé sur la plage durant un voyage, la camarade évoque une sortie similaire, question : « comment était la plage/le sable là où tu es allée ?»
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Ex 4 : J’ai parlé de ma collection de stylos donc question : « est-ce que tu collectionnes des choses en rapport avec le foot ? »
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Du récit brut à la recherche documentaire
La première heure de l’année est donc dédiée au déroulement de quelques entretiens. L’un des récits est choisi (par moi-même) et nous commençons à en rédiger un court résumé suivi de quelques questions posées. Nous en ferons un « panneau » sur lequel figurera un titre et une illustration. Il sera ensuite accroché dans la salle.
D’ici la séance suivante, je réaliserai le même exercice pour tous les entretiens sous forme de compte-rendu qui donnera le document que nous appellerons le « livre de vie ». J’en reparlerai par la suite mais c’est ce document produit à posteriori qui fera office de trace écrite et de « cours » pour tout ce qui se déroule dans la classe.
Exemple de panneau :
Glaces pas chères par Mervé
Pendant les vacances, Mervé est allée voir sa grand-mère en Turquie.
Comme ce n’était pas cher, elle a mangé beaucoup de glaces : quatre le midi et encore autant l’après-midi et le soir. Elle les achetait dans la boulangerie de son grand-père. Là-bas, 1 euro = 6TL et 1 glace = 25c.
Questions :
– C’est quoi 1TL ?
– Pourquoi es-tu allée en Turquie?
– Combien une glace coûte t-elle en euros ?
Parmi les questions posées durant l’entretien, on en identifie assez vite deux types :
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Des questions à réponses immédiates ( ici : « Pourquoi es-tu allée en Turquie ? » ou ailleurs : « tu as aimé ? » « tu as vu quoi ? » etc.)
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Des questions qui nécessitent une recherche (« c’est quoi 1 TL ? » et « Combien une glace coûte t-elle en euros ? » dans notre exemple).
Ce sont ces dernières qui nous intéresseront pour lancer notre première recherche collective.
Quelques exemples de sujets de recherches issus des entretiens
Thème de l’entretien |
Sujet de recherche |
Entretien sur le coton | Le coton (et question sous-jacente : « y a-t-il vraiment du coton qui pousse dans la cour du collège ? ») |
Entretien sur la collection de stylos plumes d’un élève | À quoi ça sert de collectionner? |
Entretien sur les vacances d’été | Pourquoi attrape t-on des coups de soleil? |
Entretien sur le jeu FIFA | Le sport |
Entretien sur une visite de temple pendant les vacances en Inde | Qu’est-ce qu’un temple hindou? |
Entretien sur une sortie scolaire à la mer | Qu’est-ce que la marée basse? |
Entretien sur Cardi B | Que signifie être dominicaine ? |
Entretien sur les activités en classe verte en primaire | L’origami |
Entretien sur les vacances en Martinique | La Martinique |
Entretien sur le tigre et le fait qu’un élève en ait vu un au cirque | Le tigre |
Entretien sur le bruit d’explosion en IDF en début d’année 2020-2021 | Pourquoi les avions de chasse font-ils parfois un bruit d’explosion? |
Entretien sur une blessure | Que signifie «se casser la main ? » |
Édit: d’autres articles sur des tentatives similaires sont consultables ici.
D’un point de vue plus théorique, voir également, la rubrique « points de départ ».